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Visions tango d’une tanguera parisienne …

Une nouvelle venue sur Dans le Sol ! Fabienne Huzé, parisienne, tanguera bien sûr! Rencontrée récemment à un festival en Normandie. Elle écrit, des textes sur le tango, of course…, sa vision de tanguera, donc elle parle beaucoup des mecs… Je la trouve particulièrement douée.

Pour la totalité des textes se reporter au lien en fin de l’article.

Ancrage

Je ne l’ai pas vu s’approcher mais il est là, face à moi, pas trop près pourtant. Ses sourcils se sont furtivement levés ; moi, j’ai eu un regard interrogatif et lui, un hochement de tête. Confirmation. Consentement. Avec ces talons qui me grandissent de sept centimètres, je me suis plantée devant lui, un sourire aux lèvres. Il est un peu plus grand que moi, à peine, mais tout de même, car moi je suis sur la pointe des pieds. 

Je l’ai déjà remarqué, ici, ailleurs aussi, sans doute. C’est un homme aux cheveux poivre et sel, sans façons, sans affectation, dans un polo sombre de bonne qualité. Je ne sais pas lui donner d’âge. Il observe, comme certains danseurs expérimentés qui choisissent avec soin les partenaires qu’il leur plairait de faire tanguer, mais il n’a pas cet air guindé de grand seigneur qui daigne vous offrir une danse, cette raideur de certains danseurs de tango qui redressent manifestement le torse, baissent les épaules et se poussent du col pour convoquer les femmes à se nicher entre leurs bras, au creux de leur épaule, contre leur joue. Il a une allure souple et décidée, une solidité rassurante et, sur le visage, quelque chose de sobre et de réservé. Au lieu des chaussures de cuir fin où se ruinent tous ceux qui veulent entrer dans le cercle fermé des initiés il a, je crois, des mocassins. La démarche d’Indien, c’est pour ça…

Il a tendu le bras gauche, a ouvert sa main, et j’y ai posé la mienne, moite, parce que j’avais beaucoup dansé déjà. J’ai senti sa paume, sèche et chaude. Il a refermé ses doigts sur les miens comme on enferme un oiseau, pour ne pas l’effaroucher. Le col de son polo était resté relevé, j’ai eu envie de le lui replier, mais nous n’étions pas assez familiers. Il a passé son bras libre derrière mon dos et, d’une légère pression, m’a rapprochée. L’enlacement, tout de suite. Pas de mise en scène. Pas de manières. La posture. Rien à rectifier. Rien à corriger. J’ai soulevé mon bras gauche, pour ne pas gêner ses mouvements, et placé ma main entre ses omoplates. Je me suis calée contre lui. Lui contre moi. Plaqués. Ajustés. Je sens sa poitrine, sans doute il sent la mienne. Ça ne me gêne plus, je n’y pense plus depuis longtemps, c’est devenu naturel, et dans le creux de sa joue, je pose mon front. Depuis quelque temps, je porte un bandeau qui m’épargne à la fois l’allure de chat échaudé que me donnent mes cheveux qui, quand ils sont mouillés, restent plaqués contre la peau et l’impression désagréable des épidermes poisseux dégoulinant de sueur. Ça ne le gêne pas ?

« Non, non. », répond-t-il.

Il sent bon. Discrètement bon. Pas de bruyante odeur de ces after-shave, déodorants ou eaux de toilette dont d’autres s’aspergent sans mesure. Juste une odeur de propreté, de lessive fraîche.

Il part, décidé, précis ; je ne puis résister à cet élan qu’il imprime, il m’entraîne. Suivre la mesure, se laisser emporter, ne décider de rien, se laisser faire, acquiescer. Pourtant, sur ce rythme rapide, il prend soin de moi. Son allure est si alerte que nous nous tenons maintenant fermement, sa main à lui dans mon dos, ma main à moi entre ses omoplates, collant son buste au mien, pour nous étayer l’un à l’autre, pour ne faire qu’un. Sous ma paume, quand il bouge, je sens ses muscles. Parfois, pour une figure qui requiert un peu d’aisance, ma main glisse en travers de son dos, jusqu’à son épaule, jusqu’à son biceps, volontiers. Je trébuche. Il bute contre mon orteil. Ou l’inverse. J’entends sa voix pour la première fois, son accent, étranger, latin pourtant… Ces mots qu’il dit précipitamment pour me rassurer, « Pardon, pardon, c’est de ma faute ! », pendant que, dans une caresse comme celle dont on réconforte les enfants, sa main va et vient rapidement dans mon dos. Excusé, il l’est, s’il devait l’être. Quelque chose en moi s’est attendri. Que ça continue, que ça recommence… Je me réinstalle dans ses bras. Le bien-être se prolonge. Un temps fort. Nous repartons. Pas le choix, sauf à rompre l’harmonie ; je ne connais pas sa partie, mais je devine le moindre de ses mouvements, je sens ses intentions, j’anticipe peut-être, il ne faut pas, mais un peu tout de même, sur un rythme aussi vif. Il fait le chant et moi le contre-chant. Entendre la musique, écouter battre le cœur de l’autre, et se fier à lui, quel tango si l’on n’a pas confiance ? Trois morceaux plus tard, nous nous écartons. Je le regarde un instant dans les yeux.

« C’était un plaisir, merci ! »

Lui aussi est content, me dit-il, que j’aie compris toutes ses demandes. Nous faisons assaut de politesses.

« Ah ? Mais vous guidez très clairement. Vous avez une façon déterminée, décidée, et j’aime beaucoup ça.

  • Ah ? Merci… »

Depuis, quand nous nous retrouvons sur une piste de danse, il approche et m’invite.

« Vous dansez ? »

Je me lève, je lui demande comme il va, je l’embrasse et le tutoie. Une permission que je m’accorde. Lui me vouvoie. Il est trop réservé, trop secret peut-être, pour qu’une conversation s’engage autrement qu’entre nos corps.

Blue eyes

Il y a beaucoup de présence dans le regard intense de ses yeux bleus. Il a un tango allègre, joyeux. Ou bien c’est qu’il préfère m’inviter pour les tangos vifs, rapides, que nous dansons en abraso ouvert, à légère distance l’un de l’autre, mais tout en connivence, en échange de regards malicieux. De temps en temps, il s’étonne, amusé, de la figure qu’il a obtenue et qu’il n’attendait pas, ou se reproche, sans mauvaise humeur, d’avoir mal conduit la danse, et nous continuons, allégrement. Nous parlons un peu, avec bonne humeur ; nous réagissons à nos accrocs, les yeux dans les yeux ; nous nous taisons quand tout passe avec fluidité. Je m’étonne de son vouvoiement, qui détonne avec la complicité qu’il me semble ressentir dans la danse avec lui. Je le tutoie spontanément, moi qu’on a longtemps jugée distante, ou réservée, parce que je maintenais le vouvoiement avec les gens que je ne connaissais pas. Dans le monde du tango, c’est une pratique très fréquente, sinon de rigueur, comme si l’intérêt commun pour cette activité suffisait à nous rendre proches, comme si l’on se connaissait, comme si l’enlacement rapprochait autre chose que les corps. Que Blue eyes maintienne le vouvoiement me ramène à la réalité : de lui je ne sais rien d’autre que sa gaîté qui, en miroir de la mienne, exprime le plaisir partagé à danser ensemble, que sa faculté d’indulgence, sans doute, pour l’imperfection, la sienne, et la mienne.

Bras de Fer

Il danse sobrement, avec très peu de figures sauf, certains jours, quelques virevoltes qu’il fait faire à sa partenaire, plus pour la regarder tourner que pour l’harmonie du tango. Son abraso est dur, serré, trop serré à mon goût. Il avance, marquant nettement les temps et, peut-être parce qu’il est un peu fâché que je néglige ses charmes, me demande de cesser de chantonner. Bigre, voilà qui est mâle, et sait imposer silence aux femmes. En été, quand on danse sur les quais ou devant la tour Eiffel, il arbore des marcels ou des chemises qu’il ne ferme pas et qui laissent voir ses muscles et sa poitrine. Il a bien des années de tango de plus que moi et, voulant me prendre sous son aile, insistait, au début, pour que je tourne ma tête vers l’intérieur de l’abraso, donc vers le sol. D’une main rude, il essayait même de la positionner comme il lui plaisait. Erreur. Erreur…

« Hors de question, je veux y voir, et autre chose que la couleur de ta chemise ! »

Je devais, me disait-il, regarder des vidéos de tango, vérifier comment étaient positionnées les têtes des virtuoses, je verrais bien… Connexion latérale, horizon bouché, torticolis assuré, et gaucherie optimale, non. Qu’il ait raison ou non, je m’en fichais,. Ma raison à moi demandait du confort, et je revendiquais les conditions de mon équilibre indépendamment du sien. Il y a comme cela dans les milongas une petite femme qui danse dans cette position : la tête tournée vers l’intérieur, le visage enfoui dans le cou de ses partenaires, tellement plus grands qu’elle. Je trouve attristant de la voir ainsi suspendue à leur cou par un bras et collée à eux, de sorte que la position la déhanche complètement et qu’elle semble à peine toucher le sol… On dirait qu’ils la trimballent comme un colifichet. Bras-de-Fer croyait-il que je pouvais être d’accord pour que moi aussi il me trimballe à son cou comme une médaille, un trophée, ou comme une lourde croix au bout d’une corde ? Sur cette question, il se résigna, et abandonna la lutte.

La totalité des textes est sur lien