Visions tango par Fabienne Huzé

Une nouvelle venue sur Dans le Sol ! Fabienne Huzé, parisienne, tanguera bien sûr! Rencontrée récemment à un festival en Normandie. Elle écrit, des textes sur le tango, of course…, sa vision de tanguera, donc elle parle beaucoup des mecs… Je la trouve particulièrement douée.

Il y a beaucoup de textes. De quoi vous occuper pendant pas mal de temps ….

Bonne lecture

Claude Gosselin

Un compliment

J’ai relevé la mèche qui lui tombait dans les yeux. Il ne m’avait pas libérée, je ne m’étais pas écartée, j’étais encore entre ses bras. A l’instant, j’ai eu conscience de l’intimité de mon geste. De sa tendresse.

C’était moi qui l’avais invité, parce que nous avions déjà dansé ensemble. Sans doute avait-il pourtant repéré quelqu’un d’autre, car il se dirigeait dans la direction opposée. J’avais couru après lui, l’avais rattrapé et lui avais gentiment tapé sur l’épaule. C’était bien familier, un peu insolent même, tout à fait hors des règles de bienséance auxquelles souvent, en ces lieux, on est strictement attaché. Il s’était retourné et m’avait reconnue. Il avait le rose aux joues comme celles d’un enfant qui, en hiver, a couru dans le froid. Il avait déjà beaucoup dansé.

  • Bien sûr, avait-il dit, et il m’avait enlacée confortablement.

J’ai posé ma tempe contre sa joue et, soudés comme des enfants siamois, articulés l’un à l’autre, nous avons accordé nos corps. Avec une souplesse et une douceur de chat, il m’a emportée avec lui ; il a tracé pour nous un chemin de courbes et de boucles, enchaînant avec aisance, sans fausse note interprétant la musique, inventant le contre-chant. Il ne précipitait rien qui m’eût bousculée, tout était coulé dans un dialogue courtois. De temps en temps, dans mon dos, sa main se faisait légère, dégageant mon buste, et ma main à moi glissait vers son épaule ; il s’effaçait à peine, imperceptiblement, juste ce qu’il fallait pour que j’aie de l’aisance, pour que je passe. Il attendait et, lui s’enroulant autour de moi, moi m’enroulant autour de lui, il reprenait la marche, temps, temps, temps, toujours en mesure, provoquait un, deux, trois boleos, un gancho, un croisé, et me laissait le temps d’amortir l’impact du sol dans mes pieds. Il prenait garde à moi sans que jamais nous ne perdions ni le rythme ni l’accord.

  • Votre guidage est tellement agréable, remarquablement doux…, ai-je dit, le nez dans

ses cheveux que la sueur rendait humides.

  • On a ce qu’on mérite, me dit-il aussitôt et, quoique je sois en général tout à fait en

désaccord avec les dictons, je l’ai pris pour un grand compliment.

J’ai répondu, épatée : Wouah

Si les tangos avaient été moins vifs, et moins risqué de relâcher l’attention, j’aurais ronronné dans ses cheveux.

  • On le sent quand c’est bien !,m’avait un jour dit une tanguera qui s’étonnait que

je dise à mes partenaires combien une tanda avait été agréable, Ce n’est pas la peine de le dire, il le sait.

  • Ça va sans le dire, mais ça va mieux en le disant, non ?, lui avais-je proposé, c’est la

cerise sur le gâteau !

Sa réflexion m’avait étonnée. Pourquoi cacher son plaisir ? Pourquoi opposer l’indifférence à l’habileté, à l’attention, à la douceur, ou bien au brio, voire aux prouesses dont l’autre a fait preuve ? Combien en coûte-t-il de les reconnaître, et même d’accorder une distinction à ces qualités tout de même assez rares ? Il ne s’agit pas de flatter, non, juste d’accuser réception et de dire merci.

Un défaut d’impression, tableau clinique d’une affection de la rétine

Ça fait quatre ans que nous nous croisons, le dimanche, au même endroit, du côté de l’Opéra. Nous nous croisons, mais lui ne me voit pas. Pourtant, les premières années, je l’ai regardé, à plusieurs reprises et en général, comme on sent le regard des autres sur soi, on lève les yeux. Bon gré mal gré, on leur rend leur salut. Parce que, dès l’enfance, on a appris à saluer, et à ne pas mentir, qu’il s’agisse de raconter des fables ou de feindre d’ignorer la présence des gens. En général… Mais cet homme-là est atteint d’une curieuse affection de la rétine ou, peut-être, du nerf optique, qui ne transmet plus les informations au cerveau, de sorte qu’il semble que l’image traverse son crâne sans pouvoir s’y fixer. Air du temps, peut-être, comme les allergies, car il s’agit d’une affection de plus en plus courante sans prévalence de genre… Elle trouve un terrain favorable dans les milongas parisiennes…

Démuni de ces données essentielles que fournissent normalement les sens, le malade se dirige alors droit devant lui, ignorant curieusement les obstacles, ce qui laisse à penser qu’un cinquième sens vient prendre la relève de la vue défaillante, phénomène assez fréquent dans les affections sensorielles. Cela se vérifie pour notre cas dominical, qui ne se prend pas les pieds dans ceux des autres, qu’il croise, frôle et parfois enjambe.

Malheureusement, cette pathologie du nerf optique ou de la rétine, -les spécialistes divergent encore sur ce point-, est souvent associée, dit-on de source bien informée, à l’atteinte d’un autre sens et en effet, notre homme semble souffrir d’un dysfonctionnement du sens du mouvement, peut-être, là encore, un défaut des nerfs sensitifs, une sorte d’a-kinesthésie ou d’akinésie, je ne me souviens plus : la communication entre les gestes et le cerveau est perturbée, et le biais de perception conduit à une mauvaise coordination des jambes, des bras, de la tête et des épaules, du torse et de l’abdomen. Le malade marche en se dandinant, basculant exagérément d’une jambe sur l’autre, de droite à gauche et de gauche à droite.

Autre caractéristique de cette affection, il ne se rend pas compte du désordre dont il est atteint. Le dimanche après-midi, le cas qu’on croise régulièrement du côté de l’Opéra va, à petits pas pressés, inviter les jeunes femmes, les entraîne et les ballote de bâbord à tribord, dans un roulis qui tient plus de la menace de naufrage que du tango, cette danse de terriens solidement enracinés dans le sol. Lui, quand il veut rebondir, bascule de droite à gauche, sautille et, visant peut-être l’élégance, sa démarche d’automate ne produit rien d’autre qu’une impression mécanique. Convaincu de l’exemplarité de sa danse mais n’obtenant pas toujours ce qu’il voudrait de ses partenaires, il s’arrête et, paternel, leur explique, au milieu de la piste, ce qu’elles auraient dû faire, qu’elles ne savent pas faire, pense-t-il, qu’elles n’ont pas senti, trouvent-elles. Distorsion des perceptions qui ne lui effleure pas l’esprit. C’est une pathologie complexe que cette affection nerveuse…

Un jour cependant, la rétine, ou le nerf optique, de notre homme dut momentanément recouvrer ses facultés. Quoique, en quatre ans, il n’ait jamais pu percevoir ma présence, mon image apparut soudain à sa conscience. C’était un soir d’été, et il y avait pénurie de jeunes danseuses. Tout sourire, il se planta devant moi, qui ne suis plus de toute première jeunesse, pour m’inviter à le suivre dans ses sarabandes. Tout sourire, moi aussi, je déclinai sa proposition.

« Non. Merci.

  • Non ? », s’étonna-t-il, et il resta planté là, attendant manifestement que je me ravise.

« Non. »

Une femme plus très fraîche, tout de même, elle ne devait pas être tellement sollicitée ? Il marmonna je ne sais quels arguments pour me convaincre, je suppose, comme si je n’osais pas, ou me trouvais trop peu experte pour un si bon danseur. Qu’on puisse résister à l’attractivité de toute sa personne, de sa danse, si exceptionnelle, il est vrai… Qu’on ne succombe pas…Devant mon manque d’enthousiasme, voire mon inertie, il cacha sa déconvenue et tourna les talons. En se dandinant.

Tango, toc et paillettes

Ah le tango… Y a la poésie… Ah la poésie… Y a l’allure… Ah l’allure… Les jambes des jeunes femmes, nues dans des escarpins dorés, ou gainées de bas à résilles ; les bras, qu’elles déploient si gracieusement, si lentement, avec tant de délicatesse que c’en est affecté, puis que l’on pose sur l’omoplate de son partenaire, parfois derrière son cou, pour mieux le plaquer contre soi, l’empêcher de s’échapper, de s’écarter, l’obliger à faire corps, sentir comment il bouge. Les bras, nus, parfaits, doucement galbés… Les bras transmettant aux épaules, aux torses, les mouvements de l’autre, de tout son corps, ses vibrations, sa solidité, son énergie, sa tranquillité, son assurance ; seul contact, parfois, entre les partenaires qui se tiennent à distance, pour des figures acrobatiques, pour plus de liberté, petits pas précipités en reflet les uns des autres, jeux de balancements réciproques ou autres inventions malicieuses et complices que seuls autorisent les hommes qui acceptent de se laisser surprendre par la fantaisie d’une femme, de perdre la main, momentanément, pour mieux la reprendre, les hommes qui peuvent s’adapter comme, dans le tango, le doivent toujours les femmes. Les mains des femmes, baguées, soignées, gantées parfois, -de résille, elles aussi-, contrastant sur le tissu sombre des vêtements des hommes. Les mains, posées à la base du biceps de l’homme, l’empoignant, comme un volant. Les yeux fermés, comme pour mieux rêver, les mines extatiques. Tango idéal des corps sveltes, souples, harmonieux, accordés, confiants, accueillants.

Ah, le tango… !

Des femmes apprêtées, maquillées, enturbannées, métamorphosées, enguirlandées, scintillantes dans leurs robes à paillettes, à fronces, à volants, asymétriques… Des bras parfois un peu trop gras, un peu trop flasques, mais qu’on montre quand même, comme les autres, comptant sur la pénombre des salles de danse. Des mains qui s’accrochent, craintivement, au bras du partenaire, de peur de perdre l’équilibre. Des jambes, lourdes parfois, ou torses, dont les chevilles ne peuvent pas se joindre. Des jambes qu’on déplace, qu’on traîne, qui obéissent. Des visages mornes. Des mines ennuyées. Des regards éteints.

Des hommes qui balancent incessamment, ou sautillent, et même les deux. Des hommes qui manipulent leurs partenaires comme des marionnettes, à droite, à gauche, arrière, avant, hop, je suis là, surprise, qui les tordent dans tous les sens, peu importe leur confort, faut que ça passe, on me regarde. Des hommes qui les secouent comme des paniers à salade, ou font autant de pas et de figures qu’il y a de doubles croches dans la musique, laissant leur partenaire haletante et désarticulée. Quel plaisir… Des hommes qui, n’arrivant pas à transmettre à leur partenaire ce qu’ils aimeraient lui voir faire, s’arrêtent pour lui expliquer ce qu’elle aurait dû faire, lui montrent même, oubliant que la figure est le produit d’une relation plus ou moins réussie… Et d’une technique non pas seulement maitrisée, mais dépassée, oubliée, presque. C’est lui, se dit la femme. C’est elle, se dit l’homme. C’est elle, certainement, conclut l’homme… C’est lui, certainement, se dit la femme : tout tient au guidage de l’homme. Ou presque.

Ah le tango… !

Le tango qui pastiche le style qu’on dit académique, lui inspiré, soucieux, grave, elle sérieuse et soumise, bien sûr. Docile… Celui du couple souteneur-protégée… Et puis le tango maladroit, le tango hésitant, le tango des débutants aussi, marqué au sceau des danses européennes aristocratiques, obsédées par la légèreté, ou le tango des corps gauches, alourdis ou pesants. Le tango bancale où une femme trop petite enfouit son nez dans le torse d’un homme trop grand, presque sous son aisselle, s’aveugle contre un corps qui fait barrage, obstacle ; disproportions, décalages des tailles tordant l’arbre de transmission, retardant le mouvement, rendant le couple grinçant, désaccordé, la danse heurtée, bégayante.

Le tango, peut-être, des femmes trop grandes pour que bien des hommes les prennent dans leurs bras. Tango penché, vouté, courbé où l’un, arc-bouté, disparaît sous l’autre. Inversion des images où il est de rigueur que le dominant soit plus grand, plus costaud… Et pourtant, d’en dessous, frêle ou de petite taille, l’homme fort habilement peut impulser le mouvement, se faire comprendre d’une partenaire qui ne se vautre pas sur lui, s’y repose un peu seulement.

Regard panoramique, mine de rien. On observe les danseurs, on évalue. Les à-coups, les hésitations, les maladresses, les décalages, les ratés : c’est elle ? C’est lui ? Elles, repèrent ceux contre lesquels elles ont envie de s’appuyer, leur détermination, leur solidité, la fluidité de leurs mouvements, leur élégance, leur évidente courtoisie, parfois leur brio. Eux, remarquent l’allure, la maitrise des huit, l’abraso, la pose des pieds, le légato des tours… Autour de la piste, debout, proposées aux clients, ou assises, attendant qu’on les déniche, les femmes. Arpentant la salle, les chalands : des hommes passent, de vitrine en vitrine, ignorant les choses exposées là, préoccupés, un verre d’eau à aller chercher, sûrement, ou quelque autre nécessité de cet ordre, mais obnubilés, fonçant droit sur la marchandise qu’ils ont choisie. D’autres, à distance, tentent de capter l’attention d’une femme ; ils tâchent, d’un haussement de sourcils interrogatif, ou par la simple fixité du regard,  d’exprimer leur invitation ; leur discrétion est parfois tellement équivoque qu’il arrive que la femme ne voie pas, ou trop vaguement, l’expression du lointain candidat, ou ne sait l’interpréter, hésite et, gênée, se détourne.

Une valse. Des femmes, n’y tenant plus, se lèvent, et se déplacent, et cherchent, impatiemment, l’homme encore désœuvré, encore sans partenaire, qui saura les emmener dans la danse. Ils acceptent, on ne refuse pas, en général, ou l’on fait sa réputation.

Sur les bancs, on se parle, un peu. Elles, désignent les grincheux, les snobs, les susceptibles, les suffisants et, bien sûr, les bons guideurs, attentionnés mais, trop souvent, au service exclusif d’une danseuse habituelle, excellente elle aussi ou bien, c’est étrange, un peu gauche, non ? Eux, évoquent l’agrément de la danse avec celle-ci, l’ennui avec telle autre, -récalcitrante, une vraie charrette-, les habitudes, celles qui parlent, celles qui fredonnent, -ça distrait, déconcentre, ça en irrite certains, car il est de rigueur de paraître tout en intériorité, d’être grave, voire sombre, et la gaîté, la joie, franchement, est-ce que c’est sérieux ?- ; eux, croient déceler les caractères, les insoumises, les énergiques, les insolentes qui improvisent, n’en font qu’à leur fantaisie. Les jamais contentes. Les hommes ont le jugement sûr… Sur celles qui ne veulent plus danser avec eux… Les ingrates. Eux qui leur ont appris. Les bonnes danseuses ne les regardent même plus !’, se plaignent-ils à celles qui, elles, acceptent encore leurs invitations malgré leur légère raideur à eux, leur marche un peu mécanique, ou la dureté de leur conduite dont, n’ayant pas expérimenté celle des autres, ils ne se doutent pas. Pourtant l’harmonie n’est pas vraiment là, jamais, mais ils ne doutent pas. Sans doute ne leur reste-t-il que des débutantes, ou de médiocres danseuses, de celles qui ont encore tout à apprendre d’eux mais leur parlent d’autre chose, d’histoires de confiance qu’on installe, ou retrouve, d’histoires de détente possible, ou contrariée, de permissions qu’on se donne de s’adapter au corps de l’autre, au rythme qu’il installe, à son guidage… Les femmes ont l’art de répondre à côté de ce qu’on attend d’elles. Non ? Les hommes ont le jugement sûr… Sur celles qui dansent encore avec eux. Plus pour longtemps.

Ancrage

Je ne l’ai pas vu s’approcher mais il est là, face à moi, pas trop près pourtant. Ses sourcils se sont furtivement levés ; moi, j’ai eu un regard interrogatif et lui, un hochement de tête. Confirmation. Consentement. Avec ces talons qui me grandissent de sept centimètres, je me suis plantée devant lui, un sourire aux lèvres. Il est un peu plus grand que moi, à peine, mais tout de même, car moi je suis sur la pointe des pieds. 

Je l’ai déjà remarqué, ici, ailleurs aussi, sans doute. C’est un homme aux cheveux poivre et sel, sans façons, sans affectation, dans un polo sombre de bonne qualité. Je ne sais pas lui donner d’âge. Il observe, comme certains danseurs expérimentés qui choisissent avec soin les partenaires qu’il leur plairait de faire tanguer, mais il n’a pas cet air guindé de grand seigneur qui daigne vous offrir une danse, cette raideur de certains danseurs de tango qui redressent manifestement le torse, baissent les épaules et se poussent du col pour convoquer les femmes à se nicher entre leurs bras, au creux de leur épaule, contre leur joue. Il a une allure souple et décidée, une solidité rassurante et, sur le visage, quelque chose de sobre et de réservé. Au lieu des chaussures de cuir fin où se ruinent tous ceux qui veulent entrer dans le cercle fermé des initiés il a, je crois, des mocassins. La démarche d’Indien, c’est pour ça…

Il a tendu le bras gauche, a ouvert sa main, et j’y ai posé la mienne, moite, parce que j’avais beaucoup dansé déjà. J’ai senti sa paume, sèche et chaude. Il a refermé ses doigts sur les miens comme on enferme un oiseau, pour ne pas l’effaroucher. Le col de son polo était resté relevé, j’ai eu envie de le lui replier, mais nous n’étions pas assez familiers. Il a passé son bras libre derrière mon dos et, d’une légère pression, m’a rapprochée. L’enlacement, tout de suite. Pas de mise en scène. Pas de manières. La posture. Rien à rectifier. Rien à corriger. J’ai soulevé mon bras gauche, pour ne pas gêner ses mouvements, et placé ma main entre ses omoplates. Je me suis calée contre lui. Lui contre moi. Plaqués. Ajustés. Je sens sa poitrine, sans doute il sent la mienne. Ça ne me gêne plus, je n’y pense plus depuis longtemps, c’est devenu naturel, et dans le creux de sa joue, je pose mon front. Depuis quelque temps, je porte un bandeau qui m’épargne à la fois l’allure de chat échaudé que me donnent mes cheveux qui, quand ils sont mouillés, restent plaqués contre la peau et l’impression désagréable des épidermes poisseux dégoulinant de sueur. Ça ne le gêne pas ?

« Non, non. », répond-t-il.

Il sent bon. Discrètement bon. Pas de bruyante odeur de ces after-shave, déodorants ou eaux de toilette dont d’autres s’aspergent sans mesure. Juste une odeur de propreté, de lessive fraîche.

Il part, décidé, précis ; je ne puis résister à cet élan qu’il imprime, il m’entraîne. Suivre la mesure, se laisser emporter, ne décider de rien, se laisser faire, acquiescer. Pourtant, sur ce rythme rapide, il prend soin de moi. Son allure est si alerte que nous nous tenons maintenant fermement, sa main à lui dans mon dos, ma main à moi entre ses omoplates, collant son buste au mien, pour nous étayer l’un à l’autre, pour ne faire qu’un. Sous ma paume, quand il bouge, je sens ses muscles. Parfois, pour une figure qui requiert un peu d’aisance, ma main glisse en travers de son dos, jusqu’à son épaule, jusqu’à son biceps, volontiers. Je trébuche. Il bute contre mon orteil. Ou l’inverse. J’entends sa voix pour la première fois, son accent, étranger, latin pourtant… Ces mots qu’il dit précipitamment pour me rassurer, « Pardon, pardon, c’est de ma faute ! », pendant que, dans une caresse comme celle dont on réconforte les enfants, sa main va et vient rapidement dans mon dos. Excusé, il l’est, s’il devait l’être. Quelque chose en moi s’est attendri. Que ça continue, que ça recommence… Je me réinstalle dans ses bras. Le bien-être se prolonge. Un temps fort. Nous repartons. Pas le choix, sauf à rompre l’harmonie ; je ne connais pas sa partie, mais je devine le moindre de ses mouvements, je sens ses intentions, j’anticipe peut-être, il ne faut pas, mais un peu tout de même, sur un rythme aussi vif. Il fait le chant et moi le contre-chant. Entendre la musique, écouter battre le cœur de l’autre, et se fier à lui, quel tango si l’on n’a pas confiance ? Trois morceaux plus tard, nous nous écartons. Je le regarde un instant dans les yeux.

« C’était un plaisir, merci ! »

Lui aussi est content, me dit-il, que j’aie compris toutes ses demandes. Nous faisons assaut de politesses.

« Ah ? Mais vous guidez très clairement. Vous avez une façon déterminée, décidée, et j’aime beaucoup ça.

  • Ah ? Merci… »

Depuis, quand nous nous retrouvons sur une piste de danse, il approche et m’invite.

« Vous dansez ? »

Je me lève, je lui demande comme il va, je l’embrasse et le tutoie. Une permission que je m’accorde. Lui me vouvoie. Il est trop réservé, trop secret peut-être, pour qu’une conversation s’engage autrement qu’entre nos corps.

Blue eyes

Il y a beaucoup de présence dans le regard intense de ses yeux bleus. Il a un tango allègre, joyeux. Ou bien c’est qu’il préfère m’inviter pour les tangos vifs, rapides, que nous dansons en abraso ouvert, à légère distance l’un de l’autre, mais tout en connivence, en échange de regards malicieux. De temps en temps, il s’étonne, amusé, de la figure qu’il a obtenue et qu’il n’attendait pas, ou se reproche, sans mauvaise humeur, d’avoir mal conduit la danse, et nous continuons, allégrement. Nous parlons un peu, avec bonne humeur ; nous réagissons à nos accrocs, les yeux dans les yeux ; nous nous taisons quand tout passe avec fluidité. Je m’étonne de son vouvoiement, qui détonne avec la complicité qu’il me semble ressentir dans la danse avec lui. Je le tutoie spontanément, moi qu’on a longtemps jugée distante, ou réservée, parce que je maintenais le vouvoiement avec les gens que je ne connaissais pas. Dans le monde du tango, c’est une pratique très fréquente, sinon de rigueur, comme si l’intérêt commun pour cette activité suffisait à nous rendre proches, comme si l’on se connaissait, comme si l’enlacement rapprochait autre chose que les corps. Que Blue eyes maintienne le vouvoiement me ramène à la réalité : de lui je ne sais rien d’autre que sa gaîté qui, en miroir de la mienne, exprime le plaisir partagé à danser ensemble, que sa faculté d’indulgence, sans doute, pour l’imperfection, la sienne, et la mienne.

Bras de Fer

Il danse sobrement, avec très peu de figures sauf, certains jours, quelques virevoltes qu’il fait faire à sa partenaire, plus pour la regarder tourner que pour l’harmonie du tango. Son abraso est dur, serré, trop serré à mon goût. Il avance, marquant nettement les temps et, peut-être parce qu’il est un peu fâché que je néglige ses charmes, me demande de cesser de chantonner. Bigre, voilà qui est mâle, et sait imposer silence aux femmes. En été, quand on danse sur les quais ou devant la tour Eiffel, il arbore des marcels ou des chemises qu’il ne ferme pas et qui laissent voir ses muscles et sa poitrine. Il a bien des années de tango de plus que moi et, voulant me prendre sous son aile, insistait, au début, pour que je tourne ma tête vers l’intérieur de l’abraso, donc vers le sol. D’une main rude, il essayait même de la positionner comme il lui plaisait. Erreur. Erreur…

« Hors de question, je veux y voir, et autre chose que la couleur de ta chemise ! »

Je devais, me disait-il, regarder des vidéos de tango, vérifier comment étaient positionnées les têtes des virtuoses, je verrais bien… Connexion latérale, horizon bouché, torticolis assuré, et gaucherie optimale, non. Qu’il ait raison ou non, je m’en fichais,. Ma raison à moi demandait du confort, et je revendiquais les conditions de mon équilibre indépendamment du sien. Il y a comme cela dans les milongas une petite femme qui danse dans cette position : la tête tournée vers l’intérieur, le visage enfoui dans le cou de ses partenaires, tellement plus grands qu’elle. Je trouve attristant de la voir ainsi suspendue à leur cou par un bras et collée à eux, de sorte que la position la déhanche complètement et qu’elle semble à peine toucher le sol… On dirait qu’ils la trimballent comme un colifichet. Bras-de-Fer croyait-il que je pouvais être d’accord pour que moi aussi il me trimballe à son cou comme une médaille, un trophée, ou comme une lourde croix au bout d’une corde ? Sur cette question, il se résigna, et abandonna la lutte.

Confiance

Il aimerait bien faire danser tout le monde, mais les soirées sont trop courtes. Toutes les femmes connaissent ce jeune homme au chignon noir qui ne fait rien pour se faire remarquer et espèrent qu’il les fera danser. Il n’est ni bien grand ni bien épais, mais peu importe, il n’a que l’embarras du choix. Il a l’équilibre qu’il faut, la stabilité souhaitée ; sa modestie et sa gentillesse rassurent, engendrent la confiance, détendent. Dans ses bras, je peux me laisser aller, faire corps avec lui. On file en arrière, vite ; double, triple croisé, ralenti, on reste en suspens, pour un tour, un changement de sens, un pas avant et, sur le côté, souple, élégant, un joli mouvement en crosse d’évêque. Les noires, les blanches, les croches, il sait où il en est, tout passe, en finesse. Rien d’autre à faire que de suivre le rythme, de l’écouter interpréter la musique, de se fier à ses arrangements. Se laisser faire. Je le sens concentré sur ma façon de bouger, sur mes réactions. Pour que je termine une figure, dénoue ma jambe enroulée contre sa hanche, pour que je pose souplement le pied et prenne appui sur le sol, il me laisse le temps qu’il me faut… Je replace mon corps face au sien et reprends contact : il m’attendait. Je le savais.

Déménager

Ses vêtements, ou ses lunettes, ou ses mains ont gardé des traces de ses travaux de peinture ou de menuiserie. Pour venir en stage, il ne se met pas en frais, comme on dit, mais, après trois heures d’exercices assidus, il est encore assez frais pour aller danser. Il n’a pas de tenue de rechange et s’agace de ce qu’il appelle le snobisme des Parisiens, de leurs looks bobo, de l’allure trop manifestement recherchée de certains. Parfois la salle est bondée, ou bien il y a simplement un peu trop de monde, alors il enrage de devoir piétiner, et les regards furibonds des danseurs dont il coupe la route, et qu’il risque d’emboutir, attisent encore son envie de les bousculer.

Parce qu’il est un peu enveloppé, il me fait penser à un nounours, mais c’est un nounours funambule, qui déménage. Il aime les musiques au rythme vif, il aime bouger, je le suis, nous dialoguons, en écho, en canon, à l’unisson, arrière, avant, côté, petits pas précipités, nos piétinements se répondent, nos fantaisies se précipitent. Il a des mouvements enveloppants et souples, accompagne les tours qu’il impulse en s’arrondissant comme une hélice, il est solide et léger, rassurant et vif. Il ne me dit rien de notre entente, mais je sens que nous nous accordons.

Fort vent d’Est

Une chemise ou, en été, une chemisette, blanche. Une ceinture, toujours, autour d’une taille musclée et souple. Soigné. Italie ? Non, Europe de l’Est… Il danse bien, très bien. Il danse aisément, il danse avec grand plaisir, brillamment. Il avance, rieur, brillant, virtuose ; il bouge, déterminé. Un tourbillon, une tornade, ‘comme s’il voulait dégager la piste sur son passage’, grondent les danseurs plus prudents, les gens bien-élevés, les doux et même les malabars. Les anges et les poids plume se sentent chassés, comme la poussière du parquet, par la menace qu’il fait courir aux plus hésitants. Les hommes ne l’aiment pas beaucoup. Il est vif, sanguin, vindicatif, disent-ils. Il s’emporte facilement, change d’humeur, du rire qui plisse ses yeux si je lui résiste, si je le fais attendre ostensiblement, si je joue autant qu’il le fait, si je prends la main, à ma fantaisie, à la colère qui le fait gesticuler contre un grincheux scandalisé du grand vent qu’il soulève, peut-être ?

« Il est brutal, tu ne trouves-pas ? Il secoue les femmes, non ? 

– Je ne trouve pas, non. »

Des jouets, les femmes qu’il fait virevolter ? Dans la vie, ça se pourrait. Je ne sais pas. Décidément, encore une candidate pour les brutes épaisses, se disent, perplexes, ceux qui optent pour plus d’égards vis-à-vis de nos chairs si fragiles… Aliénation des femmes… Une qui en redemande, ah, on n’en a pas fini…

« Il les bouscule, non ?

  • A moi, il dit : ‘doucement, doucement !’. ».

Chacun son tempérament. Peut-être oblige-t-il simplement les plus lentes à suivre le rythme, temps fort, contretemps, à entendre la musique, à ne pas mollir.

Moi, j’aime sa vivacité, qui me fait par instants retrouver l’aisance de la gymnaste que j’étais à quinze ans, comme je peux aimer la langueur de certains autres, leur tranquillité, leur douceur. Il ne cherche pas à briller lui-même et ne réalise pas de pas époustouflants. Trapéziste, il serait le porteur du couple d’acrobates ; tanguero, il est l’axe, le chêne, le soutien de tous les envols. Il est ferme. Indéracinable. En professionnel des troupes de danse traditionnelle qu’il a été dans son pays, il fait équipe, et sait qu’on répondra à ses impulsions. On est sa partenaire. La technique de Vent d’Est est depuis longtemps digérée, transmuée en une solidité, une précision, une maîtrise, évidentes. Escamotée. Et il obtient ce qu’il veut. En rythme. Le doute n’est pas permis.

Si certains attendent quatre ou cinq ans, au moins, pour que les femmes soient à la hauteur de leur talent et les découvrir soudain, et dignes qu’elles sont devenues, enfin, d’être invitées, pour les saluer, lui, prend plaisir à essayer, avec toutes, l’efficacité de son guidage. Si je ne me trompe, c’est sans doute lui le premier excellent danseur qui n’ait pas dédaigné de faire danser la débutante que j’étais il y a quelques années.

Vent d’Est ne fait pas de cabeceo. Un grand sourire aux yeux, il tend la main familièrement, le plus souvent avec ce mouvement impérieux qu’on fait pour appeler les enfants. Ça ne manque pas de culot, mais ça m’amuse. L’appui que m’offre Vent d’Est, l’empoignement dans la danse, quand elle est vive et rapide, le rapprochement, quand la musique se fait plus tendre, donne une proximité que ni l’un ni l’autre ne renions. A la fin d’une tanda, certains s’écartent et ne se connaissent plus ; d’une milonga à l’autre, ne se reconnaissent plus. Pas lui. Il vient me dire bonjour. Il m’embrasse. Il me réinvite.

Harmonie

Personne, ou presque. Pourtant le DJ est là, assis sur les marches de la salle Garnier ; il bavarde avec deux hommes que je ne connais pas, et la sono est installée au milieu du parvis. Appuyée contre le mur, je change de chaussures, et pousse mon petit sac dans le recoin d’une porte. Je suis rarement venue ici : trop de circulation, trop de bruit, trop peu de place à mon goût, mais le DJ du soir propose toujours une musique qui me plaît.

Adossée à l’une des grilles de l’Opéra, j’attends. Deux minutes, trois minutes. Un danseur arrive, que je n’ai repéré, sur les quais de la Seine, que depuis peu de temps : une danse maîtrisée, élégante. Sur son visage, l’étonnement, peut-être l’inquiétude, devant l’esplanade déserte.

« Que se passe-t-il qu’il n’y ait personne ce soir ?

  • Il est encore tôt peut-être. Ça commençait à 20 h 45…
  • 20h 55…
  • Le temps alors ? Un peu incertain ?
  • Hmm… »

Lui aussi change de chaussures, se redresse et, écartant les mains, me regarde, l’air de dire : « Bon, nous n’avons pas le choix, essayons ! », peut-être : « Puisque nous sommes là, allons-y ?».

Nous voilà seuls au milieu de la piste, comme là, derrière les grilles fermées de l’Opéra, les jours de représentation, les étoiles sur la scène. Il écoute la musique qui sort de la petite boite noire, là, au centre de l’esplanade, en même temps qu’il évalue, sans doute, ce qu’il pressent de ce corps qu’il a pris entre ses bras, plus ou moins souple, plus ou moins confiant, plus ou moins mobile. Dans le tempo ou non…

A distance d’abord. Plus ou moins. Puis serrés pour cette autre tanda. Des tangos lents. Il prend son temps ; me laisse le mien. Je le sens détendu ; moi aussi, je le suis. Il propose, je réponds, il allonge le pas, j’étire le mien, il accélère, je suis. Il est net, il est clair, il accompagne l’amorti de mon pas, m’épargne ; tout passe. Une fois nous cafouillons, un peu.

« Excusez-moi.

  • Non, c’est moiJ’ai fait un pas de trop, ça nous a décalés.
  • Non, non, votre manière de poser le pied sur le sol permet très bien de sentir où sont vos piedsAlors c’est très simple pour moi. »

Courtois, donc.

Il n’y a toujours personne autour de nous. Que se passe-t-il ? Ont-ils eu peur qu’il ne pleuve ?

« Continuons ?», me dit mon partenaire quand s’engage une nouvelle tanda de tangos.

« Continuons. »

Nous repartons, vivement, serrés l’un contre l’autre, et restons ensemble pour la tanda qui suit : des milongas, puis pour deux autres tandas de tangos. Nous nous lâchons à peine avant la tanda des valses, que nous dansons tantôt à distance, tantôt serrés. D’une manière, d’une autre, nos jambes se font des clins d’œil, rivalisent de fantaisie, s’enlacent l’une dans l’autre, se laissent soulever par un mouvement de jarret de l’autre, se replient sur une cuisse ; nous jouons, nous sourions des surprises que l’autre nous réserve, de la façon dont il se sort des nôtres, s’adapte, s’accommode, sinon de tout, de bien des choses.

Il guide un huit arrière, m’approche de lui, contre le creux de son épaule droite ; mon bras, qui a glissé du milieu de son dos à son épaule, revient vers l’omoplate quand il me ramène face à lui. Il est derrière mon dos et, côte à côte, enlacés par la taille, tels des matelots fraîchement descendus à terre, nous entamons une marche, entrecroisant nos jambes. Sur le contretemps, il jette la sienne d’un côté, je l’imite, soit du même côté, soit symétriquement, selon ma fantaisie, mais ensemble nous retombons sur le temps. L’accord est juste. Puis nous enchaînons avec une balade tranquille. Promenade au Prater… Reprise, autant de fois que nous n’en sommes pas lassés.

Quelques danseurs ont fini par arriver. Quelques touristes aussi qui, sur le parvis du temple de la danse classique, regardent cette danse profane. Cette chorégraphie que nous inventons là, il se pourrait bien qu’on croie que nous l’avons répétée maintes fois.

A la cortina, S me propose un répit, que mes pieds commençaient à réclamer. Il me remercie. Moi aussi. Je lui souris. Son visage paisible, son regard limpide. Il me dit que je suis une excellente danseuse.

« Cela tient à la qualité de votre guidage… Merci encore.

– Je vous en prie… »

L’homme de verre

Sur la piste, des danseurs vigoureux, vifs, qui le bousculent parfois d’un simple frôlement. Face à son poids plume, ce sont des bulldozers. Il fronce les sourcils à les voir occuper tout l’espace, à l’en balayer d’un coup de vent. Il désapprouve. Il imagine qu’ils maltraitent et secouent leurs danseuses. Je le détrompe : « Pas tous, pas tous, non ! ». Ça le contrarie peut-être un peu. Moi j’adore l’énergie de certains, les surprises qu’ils me réservent, les prouesses qu’ils obtiennent de moi, je partage leur plaisir à allonger le pas, à voler, à me laisser saisir, à jouer. Son corps à lui ne pourrait pas soutenir le mien, m’assurer si je trébuchais ou perdais l’équilibre, et moi je sais que je le ferais basculer. Le problème avec lui est que j’ai peur de le casser, ou de le faire tomber, tant il est frêle. Epais comme une ablette. Tellement léger. Je n’ose pas le serrer contre moi. Ma main gauche, dans son dos, entre ses omoplates, est si proche… Je pose mon front contre sa joue ; ma poitrine, à peine, contre la sienne, si plate. Faire très attention à ne pas s’appuyer. Surtout garder, seule, son équilibre. Les indications de son corps sont subtiles mais la communication est tout de même un peu hasardeuse, ou lointaine, un peu brouillée, ténue, comme il arrive parfois au bout du fil, précaire. Souvent, je ne suis pas sûre d’avoir bien entendu, le contact est si fragile. Il guide pourtant quelques figures assez complexes, donne à ma jambe gauche l’élan suffisant pour qu’elle remonte contre sa hanche, s’efface pour laisser la place au repli, impulse une petite spirale, à peine, pousse ma jambe à se relever de l’autre côté, devant lui, et freine en souplesse pour que nous nous retrouvions face à face.

L’Indien

Pourquoi ne prend-t-il pas quelques cours pour guider un tango, sinon une valse ? Peut-être par orgueil ? Peut-être parce qu’aux Sud-Américains, on suppose, inoculé dès l’enfance, comme la séduction pour les Français, un talent, sinon la science, innée, du tango… Il est médiocre danseur, mais son charme fait oublier ça. Appuyer sa tête contre ses cheveux noirs, épais et doux, est un délice qui fait pardonner son guidage d’autodidacte, maladroit et dégingandé.

Il cherche une femme à aimer et qui l’aime. Il cherche une oreille, des bras, un corps à presser ; sans doute un souvenir. Souvent, il est dans un état second, un peu ivre. Arrête, lui a-t-on dit. Promis, a-t-il répondu. Mais il n’a pas tenu. Ça lui délie la langue, et quelque danseuse, avec laquelle je partage la tendresse qu’il suscite, m’a fait confidence des déclarations que, comme à moi, il lui a faites. Une femme d’âge mûr, à la personnalité affirmée, au caractère ouvert, sans doute curieuse des autres, avec laquelle je sympathise, une femme solide, qui n’a adopté ni ces robes au dos dénudé, déstructurées, plus longues derrière que devant, cintrées sur des tailles fines, ni ces robes courtes et froncées de petites filles qui font florès dans les milongas.

Il faut être aveugle pour ne pas sentir sa détresse. Pour ne pas sentir l’intensité de sa demande d’amour. Sur son beau visage d’Indien, les émotions se lisent à cœur ouvert. On dirait parfois qu’il est au bord des larmes ; que le chagrin menace de noyer son regard. On le croise partout, il regarde, il essaie d’apprendre, sans doute, en observant. Et il se lance. Les milongas. Les figures sont moins convenues peut-être, il suit le rythme, c’est mieux.

La taille ne fait rien à l’affaire

« Sa longue absence des pistes m’avait un peu inquiétée », avais-je confié, lorsque nous le revîmes, à une danseuse avec qui je sympathise.

Je lui désignai du regard un homme de petite taille qui venait de traverser la piste.

« Je me demandais s’il avait-il été gravement malade. »

Elle, c’est une grande femme rieuse, au visage ouvert, de celles dont on dit qu’elles ont du tempérament, ou du caractère ; de celles qui, parce qu’on les sent compatissantes, chaleureuses, et humaines, reçoivent aussi beaucoup de confidences. Elle me raconte alors comment D, après avoir un peu tourné autour d’elle, s’approchant, reculant, hésitant, avait un jour fini par lui demander si ça la dérangerait de danser avec lui.

Dans son anecdote, je reconnais la manière qu’il avait eue de m’inviter, moi aussi, n’osant pas, craignant une rebuffade, une autre, une nouvelle, peut-être, comme il en avait peut-être reçu de toutes celles qui ne peuvent se résigner à donner au public, ne serait-ce que dix minutes, le spectacle d’un couple qui ne serait pas un couple de cinéma, un couple harmonieux, enviable, de créatures de rêve : lui, délié, un peu plus grand qu’elle, au moins. Ferme. Solide. Un mâle. Elle, fine, petite, mince, avançant ou reculant à pattes de velours. Un beau couple. Un couple idéal.

Or si Catherine est une femme grande et solide, D a la taille d’un enfant de quatorze ans. Elle avait accepté, comme je l’avais fait moi aussi. Sa tête à lui arrivant au niveau de mes épaules à moi, de ses seins à elle, nous n’avions bien sûr pas dansé en abraso fermé. Malgré cela, son guidage à distance était sûr, affirmé, agréable. Il avait de l’audace mais ne mettait pas en péril, il changeait de figures et de sens sans accroc, ne déséquilibrait pas, ne butait pas contre mes orteils.

«  Pour peu qu’on ne confonde pas appui et suspension, et qu’on tienne debout toute seule, son guidage est confortable, non ? »

Nous étions d’accord. Il guidait bien, il dansait bien. Il était courtois, et il y avait, dans son regard, outre beaucoup de bonté et d’intelligence, quelque chose de profond.

L’artiste

Déjà qu’il n’y voit rien, ou presque, sans doute, car il plisse les yeux dès que, pour danser, il a posé ses lunettes, mais il a les cheveux dans les yeux, une tignasse, en fait, des chemises voyantes, à motifs tahitiens ou autres ramages, et des pantalons colorés. Rien d’orthodoxe dans sa tenue, ni dans sa démarche. Dans sa posture non plus ; ni dans son abraso. Rien. Quant à prendre soin de sa danseuse, ça n’en a pas l’air…

« Ah, c’est un artiste ! », m’avait dit  la femme assise à côté de moi, bariolée, elle aussi, chamarrée, outrageusement maquillée, pour expliquer la nonchalance avec laquelle, lors d’une première danse que nous avions faite ensemble, il m’avait guidée.

« Quel rapport avec sa façon de me tenir à distance ? De guider à coups de poignet ? », avais-je demandé, mécontente.

« Ah ben… Il est comme ça ! C’est un artiste, je vous dis ! ».

J’étais contrariée, en colère peut-être même, et l’explication me semblait aussi stupide que m’avait paru intolérable l’indifférence avec laquelle l’homme m’avait tenue du bout des doigts et à bout de bras, comme une serpillère sale qu’on secoue loin de soi, entre le pouce et l’index. A cause de cela, je l’avais remercié avant la fin de la tanda et, une année durant, ou presque, l’avais ignoré quand il s’approchait ou regardait vers moi. Et puis un jour il fût là, juste devant moi, signe de tête et petit sourire d’invite.

La fois suivante, un peu plus tard peut-être, il commença à me confier son irritation contre les uns ou les autres, contre le snobisme, les règles sacro-saintes, les cons… La bêtise, trop largement partagée, les gens qui lui reprochaient de prendre trop d’espace, de danser au centre de la piste, les filles qui feignaient de l’ignorer…

Il avait maintenant, pour venir m’inviter, un sourire gentil, un peu malicieux, que je lui rendais. En dansant, ou plutôt en suivant la musique, nous parlions, ou plutôt il parlait beaucoup, commettant là un nouvel outrage à la concentration nécessaire au tango protocolaire. Le tango qu’il pratiquait n’a, il est vrai, rien d’académique. Il n’avait pas l’air d’avoir pris de cours, d’ailleurs je l’imaginais mal acceptant de se plier aux exercices proposés par certains profs, qu’il aurait envoyés aux pelotes :

« Allez-vous faire foutre, avec vos ronds de jambes, vos dissociations académiques et vos airs inspirés… ».

Sa détermination, son style, ses outrances, son culot, me faisaient maintenant sourire. Il savait que je ne refuserai plus d’être sa partenaire dans son numéro. Pourtant il continuait à me tenir à distance, à indiquer les figures d’un coup impérieux du poignet, à scander quelque temps fort de la musique à coups de talon, et à poser ses pieds en se balançant, dans une démarche d’homme des cavernes tel qu’on se plaît à l’imaginer. Il me manœuvrait comme un dix-huit tonnes, à direction assistée, mais un dix-huit tonnes. Droite, gauche, arrière, toute ! Les yeux mi-clos, il traversait la piste d’un bout à l’autre comme un rouleau compresseur puis, ravageur, revenait au milieu, où les regards de l’assistance se concentraient sur ses habits d’étoile non-conformiste. Sur ses couleurs. Le rouge, le jaune, ou le vert.

Il me faisait de plus en plus confidence de sa colère, et me livrait ses analyses en matière de politique ou d’économie, toutes ces choses importantes sur lesquelles je n’ai pas toujours d’avis bien étayé, voire pas d’avis du tout… Pas d’envie non plus de faire l’effort. Il y avait donc un peu d’inconfort à craindre qu’il me pose la question de ce que je pensais de ceci, ou de cela. L’ignorance, l’incapacité et l’inconscience dont je témoignerais me rangeraient immanquablement dans la catégorie honnie des imbéciles. J’évitais donc de montrer l’étendue de mes lacunes, mais je l’écoutais.

Il me parlait souvent des femmes qui feignaient de ne pas le voir approcher, tournaient la tête ou s’absorbaient dans une conversation, comme je l’avais fait un certain temps, ou de celles qui refusaient de danser avec lui, les unes après les autres. Il explosait. Je n’osais pas lui dire combien et son exubérance et la nonchalance de son guidage y étaient sûrement pour quelque chose. Qu’on avait peur de se donner en spectacle.

Il eût un jour un échange furieux avec des danseuses qui, arrivées en groupe, ne dansaient pas avec ceux qu’elles ne connaissaient pas. Ce n’était pas avec un Ostrogoth qu’elles allaient déroger ! Elles le snobèrent. Il fut blessé. Facebook l’acheva.

Le marsupilami

Je m’étais d’abord étonnée qu’un danseur d’évidence expérimenté ait choisi comme partenaire régulière cette femme dont j’avais connu les tout premiers pas, fort maladroits, en tango. Elle était de celles qui se dispensent d’un parcours d’apprentissage laborieux et onéreux dans des cours pour débutants d’abord, puis pour intermédiaires, puis pour intermédiaires-avancés, avancés enfin, et attendent de leur partenaire que, sans différer, il les fasse danser, comme il est possible dans certaines danses, si l’on a le sens du rythme et la souplesse nécessaires. Or elle semblait ne disposer ni de l’un ni de l’autre et s’ennuyait visiblement en dansant. Par-dessus l’épaule de son partenaire, elle regardait distraitement dans le vide, et répondait docilement à son guidage, souvent complexe, se pliant aux positions qu’il imposait, et qui paraissaient fort inconfortables ; sans souci du tempo, et sans grâce, elle soulevait les pieds quand il précipitait le mouvement, passait par-dessus sa jambe, repliait la sienne, et allait ainsi, mécaniquement, jusqu’au bout du tango, de la tanda, de la soirée. Du début jusqu’à la fin, consciencieusement, peu concernée. Lui, dansant presqu’exclusivement avec elle, semblait ne pas s’en émouvoir.

Un jour il commença à m’inviter, de temps en temps. Il aimait tordre son corps en vrille, et procédait à des enchevêtrements surprenants de bras et de jambes, supposés provoquer en miroir, chez moi, des figures non moins spectaculaires. Il en résultait surtout de mauvaises surprises, des crocs-en-jambe, des ressauts, parce qu’il m’imposait de rattraper le rythme, malmené, et qu’il ne faisait pas corps avec moi. Il semblait ne pas sentir mon tempo, ma manière de me déplacer, ma volonté de suivre la musique ou de ne pas me laisser secouer. C’était éprouvant. Je ne faisais guère mieux, sans doute, que sa partenaire habituelle, mais je lui demandai un peu de douceur, un peu de patience, et manifestai mon peu de goût pour certaines figures inconfortables. Il eut un sourire d’excuse et j’eus conscience qu’il essayait de se réfréner. Peut-être parce que j’avais donné à mes reproches des airs de dialogue avec un dresseur de chevaux, peut-être aussi parce qu’il ne devait pas me traîner puisque j’essayais de suivre la musique, il ne m’en voulut pas et me réinvita.

Le sourire de l’ange

Les yeux mi-clos, il vole, il marche sur l’eau. Il est Jésus. Un sourire flotte sur ses lèvres, il est aux anges. Aérien, il plane. On dirait qu’il a des ailes aux pieds. Il est Mercure. Tout est discret, léger, dans sa personne. Il y a tant de souplesse dans ses déplacements qu’on dirait qu’il est en chausses, en chausses et en collants. Il est le ménestrel, il est le troubadour des milongas. Surprenant, il compose un tango amusant, fantasque et pétillant. Serein pourtant. Vif, et non pas précipité. Je ne sais pas comment il s’appelle, mais tout le monde connaît sa silhouette modeste, son élégance, sa grâce de poète, les arabesques que son mouvement dessine dans l’espace. C’est un jongleur, un acrobate, plein d’imagination, d’égards et de tendresse pour ses partenaires, qu’il élève parfois au-dessus du sol, assoie sur ses genoux ou rapproche fermement de lui si le mouvement qu’il impulse mérite d’être assuré, tout cela sans brusquerie, parce qu’il a confiance : il retrouvera le rythme que ses fantaisies à lui, ou celles de l’autre, car elles ont toute licence elles-aussi, auront bousculé. Il prend à cet exercice un plaisir manifeste qui ne peut échapper à personne, encore moins aux danseurs qui, depuis tant de représentations à jouer le rôle du mystérieux ténébreux, ne conçoivent de tango que dramatique, et ont oublié combien il était délicieux de jouer, tout court.

Les petites attentions

Il va partout où l’on danse. D’une pierre deux coups, les festivals de tango lui donnent, dit-il, l’occasion de faire un peu de tourisme. Moi qui, souvent, ne sais pas donner d’âge aux gens, en conclus qu’il est en retraite. Ou alors il est rentier… Mocassins, je crois, et chemisette à carreaux. Il aime bien les carreaux, me semble-t-il. Pourquoi pas, l’habit, paraît-il, ne fait pas le moine. Du côté de la mise, il ne joue pas les hidalgos. Pas de longues enjambées assurées non plus, pas d’assaut ; il approche à petits pas.

« Ah je suis désolé, je ne danse pas la milonga. », m’avait-il dit un jour que, connaissant encore peu de danseurs et l’ayant beaucoup apprécié quelques semaines auparavant, j’avais traversé la salle pour aller l’inviter. Surprise, étonnement : cet homme au contact facile tenait-il aux convenances ? Il ne m’avait pas semblé, lorsqu’il avait dansé avec moi, qu’il était de ceux qui croient faire grand honneur à une femme en l’élisant pour trois petits tours entre leurs bras. Il n’avait pas, je crois, utilisé le cabeceo, ce léger hochement de tête qui, en Argentine, fait office d’invitation et dont la discrétion est si grande qu’il faut une certaine expérience, une bonne vue, et suffisamment de lumière pour le remarquer.

Quelques tandas après avoir refusé mon invitation, il s’est déplacé vers moi, pour une valse, ou un tango, je ne sais plus, et il m’a tendu la main. Je l’ai prise ; j’aime bien qu’on me tende la main. Vite, autour de la mienne, il a placé ses doigts, d’une manière bien à lui, particulière. Il me tenait fermement, à distance ; il préférait, de toute évidence ; peut-être, au début, à cause de mon inexpérience. Silence, concentration sur le dialogue des corps, nous faisions connaissance : notre façon de nous déplacer, la fermeté de son guidage, notre énergie, notre façon de bouger. Il patientait, acceptait que je le fasse attendre, et reprenait sa marche sur les temps forts. Des figures inconnues, sans accroc. Etonnement. Surprise. Sans doute, il avait estimé mon adaptabilité à sa juste mesure. J’appréciai. Quoique le peu de souci qu’il a d’être remarqué ne le poussât pas au spectaculaire, de temps en temps, il me proposait une figure nouvelle, puis me félicitait pour la facilité avec laquelle je me laissais faire et nommait pour moi ce que nous venions de faire…

« C’est que vous m’inspirez confiance. », lui expliquai-je.

Plus tard, quand nous avons été plus familiers et qu’il a senti que j’étais plus expérimentée, il s’est souvent amusé, avec mon assentiment, à tester de nouvelles figures. Parfois cela ne passe pas, il s’arrête, m’explique ce qu’il a voulu faire, réessaye.

« Bah, une prochaine fois ! », suggéré-je régulièrement.

Je n’aime pas trop qu’il interrompe ainsi la danse. Cela donne de l’importance à l’hésitation, on perd le fil de la mélodie, un peu comme si on avait coupé une maille de tricot, mais il le fait avec tant de coopération que je me sens élue ‘partenaire’. D’ailleurs, s’il arrive que nous nous retrouvions à peu de temps d’intervalle dans des milongas où nous nous sommes donné rendez-vous, il a de petites attentions évidentes : un article de journal découpé à mon intention, une minuscule fiasque d’alcool rapportée d’un pays lointain, les références d’un livre qu’il a notées pour moi.

Comme nous fréquentons rarement les mêmes lieux, et qu’il court les festivals, nos rencontres sont assez espacées. Dommage, mais même à distance, nous retrouvons cette familiarité chaleureuse qui tient sans doute à la simplicité de nos échanges, et à la confiance que nous nous inspirons l’un à l’autre.

Main de maître

A cette heure, il n’y a plus grand monde dans la milonga que, depuis peu, même ses habitués délaissent pour de nouveaux lieux. Douze ou treize personnes, pas plus ; trois hommes seulement. L’assemblée est si clairsemée que je n’ai pas manqué de remarquer cet homme de haute taille qui n’a cessé de danser, avec d’autres, un tango tranquille et discret, et qu’il me semble voir pour la première fois. Peut-être n’est-il pas coutumier des lieux que je fréquente ? Peut-être n’est-il pas parisien ? En tous cas, jusqu’à cette heure avancée de la nuit, il m’a préféré d’autres danseuses. Trop peu experte pour lui, pensé-je.

Depuis un moment, il s’attarde, assis au milieu des femmes regroupées les unes à côté des autres, et qui attendent encore qu’on les invite ; il regarde. Il attend. La fermeture peut-être ? Et puis il se lève. J’ai tout juste le temps de lui jeter un coup d’œil, et de capter le sourire furtif qui égaie son regard, à peine, quand il me tend la main. J’y prends appui. Il est grand, mais il y a quelque chose de rond chez lui, son visage, sa corpulence peut-être. Pourtant… Je ne sais quoi me fait sentir qu’en cette première fois que nous allons danser ensemble, il y a une distance nécessaire, et que ce sera la mienne. Il fera avec. Il ne dit rien. Je sens, dans ce silence, qu’il est attentif à ma présence, à ma posture, à mon équilibre, à ma manière de peser contre lui, à la pression de ma main, à mes appuis, qu’il prend la mesure de ma nervosité, de ma détente, de la musique aussi ; qu’il évalue la confiance que je lui prête, lui mesure ou lui refuse. Il écoute. Le rythme de la mélodie, bien sûr, et quelque chose d’autre. Peut-être ce que j’émets, moi aussi ? Et il nous met en mouvement. Tout droit, devant lui. Il est solide et stable. Il me guide fermement et doucement à la fois, me rapproche et relâche son étreinte, jamais serrée ; il suit le tempo, prend son temps, me laisse le mien, interprète le chant, s’accorde à mon contre chant, m’attend, s’adapte. D’un tempo rapide à un tempo plus lent, il change de rythme sans jamais aucun accroc, change de figure en souplesse, suspend la danse, donne du legato. Sa manière d’enchaîner les mouvements révèle une main de maître, une main qui ne tremble pas, une main sûre, un corps musical. Sans brutalité. Sans décision impromptue, de celles qui surprennent, secouent, au dernier moment, sans prévenir. Pas plus que ne me dérange sa créativité, rien de ma fantaisie ne semble l’ébranler.

A la cortina, me reste comme un enchantement dont il ne me dit pas s’il est partagé. J’entends tout juste un bref remerciement. C’est comme si, le temps de trois tangos, un ange était passé, et demeurait.

Nous nous rasseyons à la même place, pas très loin l’un de l’autre. Mes voisines se mettent à bavarder avec moi. Celle de gauche, souriante et malicieuse, a très peu dansé ce soir-là. L’autre à peine plus.

« Evidemment, plus d’hommes que de femmes. Comme d’habitude.

  • La patience… Paraît que c’est une vertu féminine…
  • N’est-ce pas, dirait Pénélope…

– Tu parles ! », s’exclame-t-on à ma gauche, « Encaisser les déceptions…

– Alors allez inviter, faites votre choix, vous aussi, tant pis pour les conservateurs…»

Mes voisines rient.

« Je crois que je vais renoncer », confie celle de droite.

« Moi aussi, j’attends la prochaine tanda et, si je ne suis pas invitée, je pars. »

C’est leur tour sans doute. On commence à jouer une valse et le grand danseur silencieux est à nouveau devant moi. Sa réserve me retient de le regarder plus qu’un très bref instant. Je retrouve son enlacement ferme et souple à la fois, sa démarche assurée, ses intentions claires, la stabilité de son corps. Il y a quelque chose de têtu dans sa manière de résister à on ne sait quel mouvement où m’entraînerait parfois ma tendance à l’indépendance, et c’est étonnant de se sentir ainsi contrée, sans violence pourtant, et de le laisser décider des figures. De liberté, il ne me laisse que ce qui, pour lui, est acceptable, et c’est suffisant. Pour m’arrêter, marquer les changements de figure, il me soulève, à peine, légèrement, et son mouvement est bel et bon comme une virgule. Dans un soupir, sur les notes longues, nous restons en suspens puis, aux premières notes de reprise, nous appuyons dans le sol et, dans un légato inspiré, repartons dans les volutes de la valse.

Il n’y a plus que deux couples sur la piste. Les femmes délaissées regardent le dialogue muet de nos corps, les courtoisies, les invitations, les je-vous-en-prie, passez-la-première, les attendez, les si vous permettez, les venez, les filons, les doucement, doucement, tout doux, les accrochez-vous, les posons-nous, vous voulez bien ?

Puis il y a une autre tanda que, parmi les quatre ou cinq femmes qui attendent, il me propose à nouveau de danser avec lui. Ma voisine de gauche, amusée, hausse les sourcils et, à mon retour, commente avec drôlerie ma chance d’être soudain élue au rang de partenaire préférée. Il ne me laisse plus me rasseoir.

Moulage

Sans doute, au début, pesais-je trop sur mes partenaires, m’appuyais-je trop sur eux ? X, en tous cas, ne me donnait pas le bras, ne me tenait pas la main, ce qui n’est pas vraiment exceptionnel, mais se remarque, tout de même. Tendinite en approche ? Installée ? Style particulier, parfois. Sa façon de danser est économe en figures : elles supposent que les partenaires jouent de la distance, de l’élasticité de la connexion, s’écartent momentanément, se laissent un peu de champ, reviennent l’un vers l’autre, se retrouvent l’un en face de l’autre, tout juste, sans problème, incroyable, en toute confiance.

En n’offrant pas son bras, X impose à sa partenaire de se coller à son torse pour percevoir des indications qu’aucune alternative ne relaie.

« Dommage que tu coupes, de temps en temps, la connexion.», me reprochait-il.

On aurait dit qu’il testait en permanence l’écoute, ou les limites, de l’autre. Les mouvements de son corps étaient troublants, équivoques ; impudiques. Lui, mettait commodément sur le compte de l’art du tango le consentement des femmes sinon à s’accorder à lui, du moins à adhérer à son corps, mais il me faisait ce reproche les yeux mi-clos, l’air d’un ange tiré à regret d’un état de bien-être délicieux, l’air d’un bébé boudeur, mais tendre, sorti de sa rêverie. Une femme qui, dans la danse, ne le suivait pas, coupait le courant, utilisait l’interrupteur, en effet et, opposant un refus à sa lascivité, débranchait ainsi la circulation des sensations, faisait-elle une erreur ? Je ne crois pas, comme je ne crois pas que je pèse tant sur l’épaule des hommes qu’ils se servent de ce prétexte pour ne pas me la prêter. M’offrir leur épaule, leur bras, je n’en demande pas tant. Me les prêter, seulement. D’autres avant moi s’y sont-elles suspendues ? Peut-être. Peut-être ces hommes craignent-ils de sentir le poids de l’autre comme leur corps se souvient d’autres boulets qu’ils auraient traînés, qu’ils traîneraient au pied, ou au cou… Peut-être aussi ne savent-il pas, ne peuvent-ils pas, s’appuyer, eux aussi, sur l’autre, sans se faire porter, juste comme parfois un arbre est soutenu par un étai bien placé, incliné suffisamment pour que les forces s’équilibrent. A mes débuts en tango, un autre homme m’avait fait ce reproche de trop peser sur son épaule mais, des années plus tard, quand bien d’autres m’eurent donné confiance en moi, je sentis, outre qu’il manipulait sa partenaire comme un outil, combien tout en lui semblait crispé, contracté, et combien il opposait de force à la danseuse ; j’imaginais son inconfort et la contrainte qu’il imposait à son corps. Evidemment, si l’on danse comme on lutte, on ne compte plus les plaies et les bosses.

X, lui, ne lutte pas, il jouit en public, mais que cherche-t-on en dansant ?

Puisque je ne suis ni dans le corps, ni dans la tête des autres, moi, ma quête, c’est le plaisir, oui ; la bonne surprise. Bonne surprise, la découverte d’un accord, d’une commune entente du rythme, d’affinités avec un inconnu, un étranger, bonne surprise d’une harmonie dans l’agilité des corps, celui de l’autre, le mien. Dans ce dialogue surprenant, inattendu, indépendant de la langue, ou au contraire impossible, rien de savant ; rien d’intellectuel, mais tout de ce qu’expriment les corps, de la confiance donnée ou refusée, de la tendresse possible ou empêchée, de l’oreille à l’écoute ou de la surdité. A la rigidité du corps de certains danseurs, à leur résistance à l’imprévu, à leur obstination, c’est comme s’il s’agissait pour eux, je le sens bien, de ne rien lâcher du poste de commandement ; ils jouent au bras de fer, semblent confondre solidité et dureté. La danse, pour eux, est un rapport de forces. Parfois, au contraire, les danseurs se prêtent au jeu, coopèrent, s’associent, souples, ouverts, adaptables, accueillants. Au lieu du cabeceo, qui serait de règle dans le tango, comme le répètent les snobs de tout poil qui érigent en modèle les relations machistes de rigueur à Buenos Aires au temps de la vieille garde, autant dire à l’époque des voyous de bastringues, au lieu donc du clin d’œil impérieux du souteneur, auquel le refus est impensable, mes préférés à moi savent tendre la main, je la leur donne, ils savent offrir leur bras, je le prends volontiers, dire deux mots d’invitation ; ils ne sont pas cassants. Ils s’excusent, et se mettre en cause ne les détruit pas.

Ronron

En suivant la mélodie, il chantonne ; il bourdonne, plutôt. L’idée ne me viendrait pas de m’en plaindre, moi qui le fais souvent et me le suis fait reprocher deux ou trois fois par quelques mauvais coucheurs. Paraît que ça les déconcentre. Lui, ça l’accompagne, c’est son fuel, son énergie. Moi, de le sentir porté par la musique, heureux dans le mouvement de la danse, ça m’enchante. Il est grand et enveloppant ; serrée contre lui il m’entraîne, me fait voler, filer, virer. Parfois tout de même, ça accroche : il aura voulu me faire faire une figure qui me surprend, un lancer de jambe à l’arrière, par exemple, que décidément je ne sens pas, qui me semble couper l’harmonie de la danse, me brusque et me contrarie. Il a cru que cela passerait, il réessaie une autre fois. Pas mieux. Me voilà prise en défaut ; on recommence. Non, décidément, le réflexe domine. Je résiste. Au lieu de la laisser aller, je retiens ma jambe comme si j’avais peur qu’elle se décroche. Dommage. Je lui en veux un peu de me mettre en échec. Tout coulerait si bien avec lui si cette fantaisie-là ne le reprenait comme, à d’autres, prend celle de vous mettre en déséquilibre avant, ou arrière, de vous livrer à eux ; s’ils vous lâchent, vous tombez, et moi, je préfère compter sur moi pour tenir la route… Jeter la jambe en arrière ? Se désarticuler, se démanteler, se démembrer, envoyer les pièces en l’air les unes après les autres ? Non, non, je tiens à rester entière, et debout, ni de travers, ni dangereusement penchée vers le sol, dans un sens ou dans l’autre. Appuyée peut-être, soutenue peut-être par instants, mais pas suspendue au bout d’un fil qui peut se rompre à tout moment.

Quoique la palette des figures qui me sont familières ne soit pas complète, après une longue disparition des pistes, il est pourtant revenu m’inviter. Contre lui j’ai retrouvé le confort, la confiance. Lui s’est remis à bourdonner, à ronronner. Nous dansions à trois, lui, moi, et la musique, entre nous deux ou bien autour de nous, ligotés ensemble.

Savoir-vivre.

S’il s’est affranchi de la veste, de rigueur peut-être si l’on se donne en spectacle, mais très inconfortable pour un marathon de tango dans une salle surchauffée, s’il s’est émancipé de la cravate, il porte la chemise blanche, le classique pantalon noir et la ceinture de cuir. Je l’ai toujours vu ainsi, sobrement et simplement vêtu. Avec un col Mao, il s’autorise une pointe de fantaisie. Il avance d’un pas plutôt rapide et légèrement glissant ; sa démarche fait onduler son corps mince et, pour inviter une femme, il s’immobilise devant elle, se penchant légèrement, à peine, pour un salut et un sourire d’invite et, les pieds joints, amorce comme un soupçon de révérence : oui, il propose bien de partager la tanda qui commence.

Sa jolie femme, discrète elle aussi, se régale des milongas complexes qu’il guide avec brio. Elle porte des robes fleuries, avec un décolleté mesuré et une jupe large, évasée et serrée à la taille, qu’elle a fine, ou des pantalons, collants, en stretch, ajustés à ses courbes, ou de coupe droite plus classique. Tous deux continuent, modestement, à prendre des cours ou à suivre des stages que leur sérieux rend sûrement profitables.

Ils sont d’une élégance qu’on a remisée au musée des coutumes insolites et qui n’a guère plus cours que chez nos cousins d’Italie. Souriants mais réservés, présents mais pas envahissants. Juste ce qu’il faut. Bien sûr, pour ne pas se faire remarquer, ils ont eux aussi cédé à la mode de l’embrassade à tous vents ; qui peut y échapper sans paraître distant, voire snob ? On s’est vus deux fois, on ne se connaît pas, mais on est familiers ; on s’embrasse. Comme des copains. Comme des cousins. Comme si on s’aimait. Qu’est-ce qu’on sait de celui ou de celle qui pose sur votre joue deux baisers piqués ? Qu’on aime, ou qu’on n’aime pas, tanguer dans ses bras. Que, quoique manifestement âgée, elle continue à s’habiller comme une gamine ou se maquille outrancièrement. Que sa voix vous berce, ou vous irrite. Qu’il a une imposante odeur d’after-shave ou de pipi de chat ; qu’elle empeste le parfum cher et écœurant, enivre ses partenaires de légers effluves de lilas ou que son odeur de cèdre pique leur curiosité. Qu’elle a une langue de vipère, ou la patience de la sagesse. Que ses bras sont tendus, rigides, ou mobiles ; que sa poitrine est confortable, ou que votre degré d’inclinaison sera commandé par la proéminence de son ventre. Qu’elle a plaisir à danser, à s’ajuster avec son partenaire, qu’elle s’amuse, joue, ou qu’il commande avec autorité une obéissance qui ne souffre aucun écart de conduite. Qu’il ne supporte pas de nous entendre chantonner, ça le déconcentre, ou qu’il chantonne lui-même. F et D, eux, ont la voix douce, l’odeur de bon aloi, de l’allure… et la souplesse de s’adapter avec le sourire aux fantaisies ou aux maladresses de leurs partenaires. Ils sont bien élevés et ça se sent, ça s’apprécie, ça se savoure.

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