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Le tango argentin comme une pratique de l’intimité

Veronica Toumanova  lundi 19 septembre 2016

La version originale de cet article a été écrite en russe pour un magazine féminin en-ligne russe Matrony.ru, pour un public étranger au tango. Il existe également une version en anglais. Traduction française : Aimée Zuniga.

Quelle est votre première association avec le mot « tango » ? Si vous ne dansez pas, vous imaginez alors probablement une danse de couple connotée « passion »: un homme portant un costume et un chapeau dansant avec une femme en talons hauts et robe moulante, sa jambe nue tranchant l’air à travers la fente comme une lame brillante. Une rose entre les dents complète l’image. Voici l’image véhiculée auprès du public par les spectacles de tango scénarisé et les cafés touristiques de Buenos Aires, le tout pimenté d’acrobaties et d’un érotisme surdimensionné. Pourtant, il existe un autre tango argentin, invisible du non-initié, celui que l’on appelle « social » et qui se danse dans des soirées dansantes spécifiques, des festivals et des marathons. Le tango social est enseigné dans des écoles de tango par des personnes souvent très éloignées de ce que l’on voit sur scène. Et ce tango social est un monde en soi, capable de profondément transformer votre vie.

Le tango comme danse de société a grandi de l’idée d’improviser ensemble en utilisant un riche vocabulaire de mouvements, lequel continue de se développer en fonction de l’évolution constante du monde du tango. Le tango peut être comparé à un langage utilisé pour communiquer avec une autre personne, chaque conversation étant unique. À tout moment, les partenaires décident du « sujet de conversation », en fonction de la musique, de leurs aptitudes et de leurs désirs. Si le vocabulaire de mouvements est très riche, ces « conversations » sont variables quasiment à l’infini. Dans ce contexte, le plus important ne sera pas comment la danse apparaît au regard extérieur mais comment vous, vous la vivez avec un partenaire donné sur une musique donnée.

Nombreux sont ceux et celles qui viennent au tango seuls, souvent après un événement important de la vie: une séparation après une relation de longue durée, un déménagement, l’entrée dans la vie professionnelle, des enfants qui grandissent et quittent la maison. Parfois les gens le font pour tenter quelque chose de nouveau, quelque chose qu’ils ont toujours eu envie d’essayer, parfois juste pour rencontrer des personnes de sexe opposé, pour fréquenter d’autres personnes, pour danser, pour bouger leur corps. Ils restent pour la beauté de la musique, ou parce qu’ils aiment la structure particulière de cette danse et le plaisir de l’improvisation. Des couples viennent aussi au tango, à la recherche d’une activité à partager.

La première chose qui vole en éclats lorsque vous commencez à connaître le tango social un peu plus est précisément cette image d’érotisme vulgaire décrite au départ. A la place apparaît une compréhension de cette danse comme un jeu entre deux énergies différentes qui se rencontrent dans la musique et amorcent un échange imprévisible et paradoxalement très harmonieux. Dans ce sens, le tango est très semblable à un bon rapport sexuel ou bien à une belle conversation profonde et sincère.

L’impression qui frappe une nouvelle personne observant la piste de danse dans une milonga pour la première fois est précisément l’intimité de ce qui se passe, bien que le tango soit une danse bien dynamique sur une musique bien dramatique. Un homme et une femme sont étroitement enlacés et se mettent à bouger de manière synchrone, harmonieusement, mais sans s’afficher. L’élément structurel de base est une marche à deux, où l’homme/guideur « guide », avançant dans la direction de la danse et la femme/suiveuse « suit » en reculant. Imaginer cependant que dans le tango un « macho » puissant contrôle une jolie « princesse » serait tout aussi erroné que de supposer qu’une danseuse de ballet classique est une créature faible et fragile parce qu’elle incarne l’esprit d’une jeune fille morte. Le tango, comme toute danse incarne une notion culturelle particulière de ce que signifie être un homme et une femme; dans le tango cette notion a des racines européennes et sud-américaines. Ces origines donnent naissance à cette image particulière d’un homme fier, séduisant, élégamment habillé et d’une femme sensuelle mais perfidement insaisissable. Cependant, ce n’est que la surface. Dans le tango, comme dans toute danse, le sens véritable est bien plus profond.

Nombreux sont les danseurs de tango qui me disent que pour eux, le tango est bien plus qu’une danse, et que l’apprentissage du tango a profondément changé leur vie. Que se passe-t-il exactement et que peut-on apprendre du tango, la danse mise à part?

La première chose et probablement la plus importante est d’apprendre à former un contact physique étroit, un contact qui soit sensuel, ressenti profondément, musical, intime, mais non sexuel. Cela paraît certes paradoxal, compte tenu des connotations érotiques du tango. Les êtres humains modernes que nous sommes manquent le plus souvent de ce type de contact physique dans notre contexte urbanisé. Notre environnement nous procure rarement l’occasion d’un contact physique rapproché exempt d’ambiguïté (sexuelle). Nous osons à peine toucher nos amis, encore moins nos collègues; parfois nous n’avons pas d’amoureux ou de conjoint dans notre vie à ce moment précis et avec la famille et les enfants, le contact physique n’est pas toujours si évident non plus. Et pourtant de plus en plus d’études scientifiques confirment que le contact physique aide à guérir de la dépression, diminue l’anxiété et augmente le taux de “l’hormone de l’amour ». A mon avis, le tango et autres danses de couple ont du succès actuellement parce qu’ils comblent partiellement ce besoin humain de toucher et de bouger. A l’origine, comme tout danse de couple, le tango remplissait une fonction spécifique: à savoir, permettre aux hommes et aux femmes de se rencontrer et tomber amoureux dans un monde où les rapports homme-femme étaient strictement réglementés. De nos jours, nous sommes libres de nous engager dans n’importe quelle relation, mais le tango nous offre encore un environnement propice aux rencontres sociales directes, même si sa raison principale n’est pas forcément de faire des rencontres amoureuses mais de danser.

En fixant des limites précises, le tango crée un espace sécurisant pour un contact physique au sens large du terme. En même temps il vous invite à entrer en contact avec d’autres êtres humains de la façon dont vous souhaitez et avec qui vous souhaitez. Le tango demandera de vous d’être vous-même. Si dans votre vie quotidienne vous projetez l’image de quelqu’un sûr de lui, habitué à la réussite et peu habitué au doute, le tango vous contraindra à montrer votre vulnérabilité, ne ce serait-ce que pour la simple raison de devoir apprendre quelque chose à partir de zéro. Cependant, une connexion véritable avec une autre personne n’est possible que si vous avez le courage de vous dévoiler tel que vous êtes et aussi d’accepter l’authenticité d’une autre personne, souvent peu familière. Cette vulnérabilité c’est ce qui crée une véritable intimité. Le tango peut être par conséquent considéré comme une danse qui reflète la vie humaine en tant que succession de rencontres et de relations avec l’Autre.

Le second aspect important du tango est d’apprendre faire confiance au flux et à agir spontanément, en vivant pleinement le moment présent. On peut voir le tango comme une pratique dynamique de la conscience. Pour que la danse ait lieu, les deux partenaires doivent entrer cet état de flux et être entièrement présents, tout en communiquant constamment l’un avec l’autre par le biais des mouvements de danse. Ce sentiment de flux est très important en soi et n’a absolument rien à voir avec le fait d’être un(e) bon(ne) ou mauvais(e) danseur(-se). Vivre le moment présent en étant pleinement conscient est toujours une expérience transformative qui vous mène vers vous-même, vers votre centre véritable, vos désirs, vos objectifs et vos émotions, vous révélant ce que votre moi intérieur considère de plus important, ce que vous vous permettez de faire, de ressentir, de vivre, et quelles expériences vous vous refusez. Ainsi, le tango devient le miroir du restant de votre vie, soulevant inévitablement la question: est-ce que je vis en harmonie avec moi-même? Est-ce que ma vie m’apporte de la joie? Et si ce n’est pas le cas, que dois-je changer?

Et enfin, le troisième et dernier aspect important de développement personnel dans le tango vient du fait de comprendre, simplement à travers le mouvement, qu’une vraie connexion n’est possible qu’entre deux êtres véritablement indépendants, des êtres qui ont en termes de tango leur « propre équilibre ». Cela signifie que chaque partenaire, à tout moment, recherche activement à demeurer stable et bien ancré au sol, sent son propre axe et crée son propre confort sans avoir recourt à l’autre pour y parvenir. En apprenant le tango vous commencez à réaliser qu’un macho et une princesse ne danseront jamais vraiment ensemble. Le vrai tango n’est possible que si les deux partenaires sont à tout instant à l’écoute l’un de l’autre et interagissent activement. Comme le macho n’écoute pas et la princesse manque de toute initiative, le vrai tango n’aura jamais lieu entre eux. De nombreux couples ensemble depuis longtemps qui viennent au tango découvrent à leur surprise de subtiles mécanismes cachés de dépendance dans leur relation, de ressentiment enfoui, une propension à éviter les responsabilités ou le rejet de toutes les fautes sur l’autre personne. Cette dynamique de couple fait surface durant le processus d’apprentissage, permettant au couple de faire le point et améliorer leur intimité. Souvent les gens font aussi la connaissance de leur part d’ombre, celle qu’ils refusent d’éprouver: la peur de la vraie intimité, la dépendance émotionnelle, le manque de confiance en soi ou la méfiance à l’égard de la vie. Cela peut faire peur mais le développement personnel n’est pas possible sans prise de conscience préalable de ses blocages psychologiques. Le tango fournit un contexte pour ce processus, tout en demeurant un passe-temps agréable et une source d’intense plaisir.

De l’extérieur le tango ne semble être qu’une danse de couple synchronisée ou le prélude à une rencontre sexuelle, mais de l’intérieur ce n’est ni l’un ni l’autre. Les personnes qui dansent le tango ont le sentiment d’approcher un mystère qu’il est impossible d’exprimer par les mots. Plus on rentre profondément dans le tango, plus on réalise combien il sert de métaphore pour toute espèce de contact humain, qu’il s’agisse d’amour, de sexe, d’amitié, de parentalité ou de collaborations. Et cela signifie que nous pouvons apprendre la vraie intimité à ce niveau primaire et universel de mouvement corporel, afin d’utiliser cette connaissance ultérieurement dans d’autres domaines de la vie.

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